Projet porté par Aurélie Chantran

La question de l’utilisation des différents modes de cuisson qui pouvaient être privilégiés à l’époque médiévale est à l’heure actuelle très peu abordée par les historiens et les archéologues. Les textes nous renseignent un peu sur ceux que les cuisiniers des élites préconisent pour certains types d’aliments, mais la fenêtre sur le passé qu’ils ouvrent reste très limitée, les livres de recettes ne concernant que les milieux des très hautes élites à partir du XIIIe siècle. Mon interrogation s’est rapidement portée sur la manière d’aborder ces questions à travers les vestiges matériels, afin de mieux connaître la cuisine réalisée au quotidien par les hommes passés, de manière à explorer les évolutions de goûts et les particularités culturelles à travers les régions, les milieux sociaux et le temps.

Pour déterminer dans le cadre d’une recherche de thèse quelles traces peuvent laisser les différents modes de cuisson sur les objets retrouvés en fouilles, l’expérimentation s’est imposée comme absolument nécessaire, afin de provoquer ces traces sur les matériaux concernés, avant de les confronter à celles portées par le matériel archéologique.

Il s’agit donc de mettre en évidence les traces macroscopiques ou microscopiques, et les éventuelles modifications résultant de l’utilisation de différents types de cuisson sur un matériel comparable à ce qui peut être retrouvé en fouille. Le protocole ne s’attachait pas à suivre les recettes médiévales, préférant caractériser précisément les effets physiques et chimiques des trois grands groupes de cuisson, correspondant chacun un médiateur particulier de l’énergie : le bouilli (cuisson dans l’eau), le frit (cuisson dans une matière grasse) et le rôti (où l’air est le seul médiateur de la chaleur).

La préparation du protocole (en particulier les choix du matériel expérimental), sa mise en œuvre et le suivi des résultats ont été réalisés dans une démarche de dialogue entre les disciplines. En effet, cette expérimentation mettant en œuvre de la céramique, des végétaux, des animaux, des types de foyers particulier, l’avis, l’expertise, les besoins et l’actualité de la recherche des archéozoologues, archéobotanistes et céramologues étaient importants à intégrer dans cette étude.

Les opérations ont été réalisées sur le site d’Orville, à Louvres (Val d’Oise), en juin 2016, avec le soutien de l’ED 112 et du musée Archéa. Plusieurs membres de l’association y ont participé dans une bonne ambiance malgré des conditions climatiques ardues, du soleil de plomb à la pluie battante. La première journée a été consacrée à la construction d’une sole de foyer réalisée sur le modèle d’exemplaires de châteaux. Par la suite, chacun se voyait attribuer, en binôme, une partie du protocole, décrit en détail. Tout au long des opérations, chacun devait remplir des fiches d’observation et de relevés.  Des pièces de viande décharnées, du froment et des pois ont ainsi été mis à cuire dans de l’huile, de la graisse de porc, de l’eau, ou dans un four carolingien déjà présent sur le site, dans des répliques de pots obtenus auprès de Véronique Duray, céramologue et potière.

Cette opération expérimentale a permis d’obtenir une bibliothèque de référentiels très bien documentée (temps et température de cuisson, mode opératoire utilisé, incidents…). L’analyse des céramiques et des végétaux a donné lieu à des études poussées combinant plusieurs méthodologies. Les pots utilisés pour l’expérimentation montraient d’emblée des marqueurs caractéristiques selon leur usage, semblables à des exemplaires archéologiques fréquemment rencontrés sur les sites médiévaux. Les grains d’amidons (éléments végétaux microscopiques dont les vestiges peuvent rester conservés durant des millénaires sur des surfaces archéologiques) des végétaux préparés ont pu être observés par Clarissa Cagnato (ArScAn, Archéologies environnementales), révélant, là aussi, des transformations variables selon le mode de cuisson. Les restes animaux, eux, ont été ensevelis dans un milieu acide afin d’accélérer la dégradation de leurs matières molles et de simuler les effets d’un séjour en terre. Sortis de leurs fosses en 2018, ils n’ont néanmoins pas présenté à première vue de marqueurs particulièrement visibles. Ils attendent donc patiemment qu’un archéozoologue s’occupe de les étudier de plus près.

La comparaison des traces laissées sur les céramiques expérimentales avec des exemplaires archéologiques a donné lieu à l’établissement d’une grille d’analyse tracéologique. Plusieurs sites de Normandie, d’île de France, du Forez et de Suisse ont pu bénéficier d’une analyse des modes de cuisson grâce à cette nouvelle méthodologie, permise par ces modèles expérimentaux. Des grandes quantités de céramiques archéologiques peuvent en effet être étudiées pour mettre en évidence des tendances régionales, bien que des lacunes demeurent sur les types de pâtes trop éloignées de celle des pots expérimentaux. Une première analyse croisée, alliant la tracéologie et l’observation des amidons, a été réalisée en 2018 sur le site du château de Couzan (Loire), a permis de voir comment les deux méthodes pouvaient se compléter, l’une permettant de combler les lacunes de l’autre. Durant l’année 2020, une étude à l’aveugle sur une série de mêmes tessons, combinant les deux méthodologies citées et des analyses chimiques, a été réalisée pour le site d’Orville (Val d’Oise), afin de vérifier la fiabilité de nos grilles d’analyses. Les résultats ont été concluants, mettant en évidence à la fois la complémentarité des disciplines et la validité des traces repérées sur le matériel archéologique à partir des modèles expérimentaux.

Cette opération d’envergure a donc permis le développement de méthodes fiables permettant de mettre en évidence les façons de cuisiner des Hommes du passé. Au-delà de la cuisine médiévale, la méthode tracéologique, tout comme l’observation des amidons, semble pouvoir s’appliquer à la plupart des pâtes céramiques et pourrait donc être exploitée pour d’autres périodes.  Il nous faudra sans doute néanmoins réaliser d’autres expérience pour combler des lacunes qui demeurent, notamment avec d’autres types de vaisselle de cuisson et d’autres protocoles, afin d’élargir cette étude et d’éclairer nos connaissances sur certaines pratiques en particulier.

Toutes les photos sont de A.Chantran.

Pour citer ce billet : Aurélie Chantran, “Suivre les cuisines du passé à la trace…”, APERA – Carnet Hypothèse, mise en ligne le 28 mars 2021.
[En ligne] : https://apera.hypotheses.org/333